EMPLOYER DES FONCTIONNAIRES DETACHES : LE CHOC DES CULTURES

Parmi les passerelles imaginées par la fonction publique pour permettre à ses agents de travailler dans le privé, le détachement est une formule très plébiscitée. Elle présente en effet de nombreux avantages : l’entreprise peut inscrire la relation dans la durée (le détachement dit « longue durée » peut être renouvelé indéfiniment). L’agent, quant à lui, peut enrichir son expérience professionnelle et bénéficier d’une rémunération attractive, tout en conservant ses droits à retraite et à avancement avec l’assurance de retrouver, à terme, un emploi de son grade.

 

Le code de la fonction publique va même jusqu’à lui étendre le bénéfice des dispositions du code du travail et de la convention collective applicables à la fonction qu’il occupe (art. L. 513-3 du code général de la fonction publique). Seules les dispositions relatives aux indemnités de rupture ne lui sont pas applicables. L’indemnité de licenciement étant la contrepartie du droit pour l’employeur de mettre fin au contrat de travail (Cass. soc., 27 janvier 2021, n° 18-23.535), on comprendrait mal que l’arrivée du terme, qui entraîne l’extinction naturelle du détachement, produise les mêmes effets qu’un licenciement.

Ces deux mondes très différents ont cependant du mal à s’ajuster sur le plan juridique et le résultat est parfois un vrai choc pour l’entreprise.

 

Le fonctionnaire détaché, salarié de l’entreprise pendant son détachement ?

Jusqu’où vont les droits du fonctionnaire pendant son détachement ? Devient-il salarié de l’entreprise ?

Aucun texte ne le prévoit. Mais si l’entreprise devait contester l’existence d’un contrat de travail, ses chances de succès devant un conseil de prud’hommes seraient infinitésimales.

Pourquoi le conseil de prud’hommes ? L’entreprise n’aurait-elle pas plus de chances devant un tribunal administratif ? Malheureusement, elle n’a pas le choix : les rapports entre le fonctionnaire détaché et l’entreprise sont des rapports de droit privé (tribunal des conflits, 24 juin 1996, n° 03031).

Ensuite, inutile d’espérer échapper à une condamnation en invoquant la règle selon laquelle il est interdit aux fonctionnaires d’exercer à titre professionnel une activité privée lucrative. Cet argument est rejeté au motif que cette interdiction ne s’applique pas en cas de détachement, précisément.

Les tribunaux sont en revanche sensibles au fait que l’entreprise (i) rémunère le fonctionnaire détaché, (ii) oriente, organise et évalue le travail du fonctionnaire, (iii) autorise ses congés, et/ou (iv) le sanctionne. Tous ces indices mis bout à bout caractérisent un contrat de travail.

C’est alors la double peine pour l’entreprise : non seulement elle doit s’acclimater à la réglementation de droit public (avec notamment une complexification de la paye), mais elle doit offrir à l’agent détaché les mêmes droits que les autres salariés. La reconnaissance d’un contrat de travail implique que l’agent détaché peut participer aux élections professionnelles et devenir membre du CSE ou délégué syndical s’il n’occupe pas des fonctions de direction. Il peut bénéficier de toutes les primes prévues par la convention collective, de rappels d’heures supplémentaires, et d’une indemnisation si l’entreprise a mis fin à son détachement de manière anticipée sans motiver sa décision par écrit. Dans ce dernier cas cependant, on peut penser que le préjudice lié à la perte de l’emploi sera atténué dans la mesure où le fonctionnaire réintègre son corps d’origine sans connaître de période de chômage.

 

Une assimilation au statut salarié contestable

L’assimilation du fonctionnaire détaché à un salarié est malgré tout difficile à comprendre et parfois contestable, de notre point de vue.

Tout d’abord, cette assimilation ne tient pas compte de la spécificité du détachement. L’ancienneté de l’agent détaché continue à courir ainsi que son avancement. Cela évite en particulier qu’au moment de sa réintégration dans son corps d’origine, le fonctionnaire ne subisse une baisse de rémunération et/ou une régression de carrière, même au bout de 20 ans. Mieux, il continue à cotiser et à s’ouvrir des droits dans le régime de retraite de la fonction publique. S’il commet une faute pendant son détachement, l’administration peut s’en prévaloir pour le sanctionner. Il n’est pas évalué par l’entreprise d’accueil car cette prérogative appartient à son administration d’origine. L’entreprise d’accueil porte des « appréciations » sur sa prestation qui sont transmises à son administration d’origine. La nuance est mince mais elle existe. L’agent détaché n’est donc pas un salarié comme les autres.

Ensuite, il existe des situations dans lesquelles le fonctionnaire détaché n’est pas véritablement intégré dans l’entreprise : il reporte à un supérieur qui est lui-même détaché de la fonction publique. Les fonctionnaires détachés constituent en quelque sorte une organisation dans l’organisation, avec des missions dédiées, qui n’ont pas d’équivalent parmi les postes salariés. Parfois même, l’entreprise n’a aucune marge de manœuvre pour négocier la rémunération des agents qu’elle accueille. Les éléments de rémunération sont fixés par une convention pluriannuelle conclue avec l’administration d’origine et font référence au traitement indiciaire, c’est-à-dire au salaire perçu dans la fonction publique. Dans ces conditions, le lien de subordination vis-à-vis de l’entreprise est très distant pour ne pas dire inexistant.

Sans compter les incohérences de la jurisprudence. Par exemple, la règle selon laquelle les contrats de travail sont maintenus avec le cessionnaire en cas de transfert d’activité (art. L. 1224-1 du code du travail) ne s’applique pas aux fonctionnaires détachés au motif que la personne auprès de laquelle un fonctionnaire est détaché constitue un élément déterminant du détachement qui ne peut être modifié que par l’administration ayant pouvoir de nomination (Cass. soc., 8 avril 2014, n° 12-35.425).

 

En attendant une clarification légale de ce statut, mieux vaut gérer la relation avec prudence

Il serait plus simple, selon nous, d’imposer le respect d’un socle minimal de droits fondamentaux, comme une ligne rouge à ne pas franchir (harcèlement, discrimination, repos, congés, droits de la défense…) sans pour autant aller jusqu’à reconnaître l’existence d’un contrat de travail. Cette solution existe déjà pour les stagiaires par exemple. Certaines règles du code du travail leur sont applicables (harcèlement, discrimination, etc.), alors qu’ils ne sont pas liés à l’entreprise par un contrat de travail. Idem pour le droit de grève dont bénéficient les fonctionnaires.

Évidemment, tant que le législateur n’aura pas clarifié la situation des fonctionnaires détachés, la prudence recommande de calquer le traitement qui leur est réservé sur celui qui existe pour les salariés permanents de l’entreprise.